PREDECO. CNRS MITI 80Prime

Philippe Huneman

Projet PREDECO  CNRS MITI 80Prime

Explications, modèles et prédictions en écologie : approches croisées entre écologie et épistémologie

2019 - 2022

Problématique générale et état de l’art

De nombreux problèmes épistémologiques se posent en écologie théorique, quelle que soit la branche de l’écologie considérée (populations, écosystèmes, fonctionnelle…). Il en va de questions centrales de la philosophie générale des sciences, notamment concernant les tensions entre holisme et réductionnisme (Hagen 1989) ou l’existence de lois générales (Lawton 1999). D’autres questionnements sont plus spécifiques à l’écologie : le statut de l’hypothèse nulle pour évaluer le rôle de la compétition dans la genèse de la biodiversité (Diamond & Gilpin 1982) ; la théorie dite neutraliste de l’écologie et de la biogéographie qui propose une alternative non-sélectionniste aux explications généralement basées sur les effets de niche de la biodiversité (Hubbell 2001; Chave 2004; Munoz & Huneman 2016) ;  l’articulation des théories de l’écologie et de l’évolution et les dynamiques éco-évolutives (Kokko & López-Sepulcre 2007; Hendry 2016) ; ou encore la structure mathématique et conceptuelle de la théorie évolutive qui a régulièrement été convoquée dans des développements en écologie (Vellend 2016, Hendry 2016). Ces questions sont aujourd’hui ravivées par le contexte d’accélération des changements globaux qui impactent les écosystèmes selon des modalités qui s’écartent des dynamiques et des temporalités paradigmatiques de l’écologie (états stables) et des sciences de l’évolution (échelles de temps). Ce rôle majeur de questions épistémologiques dans les débats d’écologie théorique constitue la base du présent projet de recherche à l’intersection de l’écologie et de la philosophie des sciences.

Ce projet aborde plus spécifiquement la question de la nature de la prédiction en écologie, ainsi que son articulation avec la théorie et avec les nouvelles techniques de recueil massif et de traitement statistique des données. Il vise aussi à considérer la façon dont théories et prédictions écologiques peuvent et, le cas échéant, doivent informer la décision et l’action, notamment en matière de conservation de la biodiversité et d’aménagement du territoire. Il porte une attention particulière à l’intégration de la dimension évolutive des réponses des écosystèmes et des systèmes socio-écologiques aux changements planétaires.

Le développement récent de méthodes de recueil massif de données invite à reposer une question fondamentale relative aux rôles de la théorie et de la prédiction en écologie théorique. Ces méthodes ont aussi largement impacté les sciences de la vie (Leonelli 2014). Dans les deux cas, on peut distinguer un régime « data-driven » des sciences, dans lesquels la donnée est abondante et quasi gratuite, et où les hypothèses sont postérieures à la collecte de données, et le régime classique « hypothesis-driven », où la donnée est rare, couteuse, et obtenue après voir formulé des hypothèses (Nowotny 2004). Cette dichotomie n’est pas indiscutable, mais permet de caractériser l’inflexion qu’apporte la donnée massive dans de nombreux champs scientifiques : l’augmentation du pouvoir computationnel (par ex., sur la base d’algorithmes dits de « machine learning » ; Libbrecht & Noble 2015) et l’accès aux données massives permet de générer des corrélations extrêmement fines et robustes susceptibles de justifier prédictions et projections, en laissant de côté la connaissance des mécanismes sous-jacents. En écologie, le développement d’une approche « data-driven » a contribué à raviver l’idée d’une écologie prédictive permettant de prédire des états écologiques à venir (par ex., la composition en espèces d’un écosystème ; Poisot et al. 2017) et ainsi d’aider à la décision dans le cadre de la conservation de la biodiversité et de l’adaptation aux changements globaux. Un enjeu conceptuel majeur est alors le rôle de la théorie dans une telle écologie. Plusieurs écologues ont dans ce contexte réaffirmé la nécessité de la théorisation, soulignant que la prédiction sans le support d’une théorie des mécanismes à l’œuvre ne saurait être fiable (Marquet et al. 2014; Servedio et al. 2015); d’autres au contraire soulignent que la force d’une écologie prédictive consisterait à justement passer outre les incertitudes dues aux préférences pour un cadre théorique particulier (Houlyhana et al. 2015). Des travaux récents menés au Cefe et à l’IHPST ont analysé les dimensions propres de la prédiction en écologie, et certaines de ses limites (Mouquet et al. 2015, Maris et al. 2017). En particulier, ils insistent sur une distinction cruciale, généralement mal faite en écologie et en biologie évolutive, entre les prédictions qui visent à tester ou comparer des hypothèses et celles qui visent à anticiper des états ou des processus à venir, par exemples dans les travaux de scénarisations du GIEC ou de l’IPBES (Maris et al. 2017).

Si cette réflexion est amorcée sur l’écologie scientifique en général, un important travail reste à faire pour comprendre comment les sens et les usages de la prédiction en écologie théorique se déploient dans les différentes sous-disciplines de l’écologie et comment la méthodologie de la prédiction intègre une dimension temporelle de biologie évolutive. Il s’agit aussi de comprendre comment l’action publique, à différentes échelles géographiques, peut s’appuyer sur ces prédictions, et de proposer aussi bien des lignes directrices méthodologiques que des recommandations éthiques et pratiques sur la communication, la diffusion et l’utilisation de la prédiction écologique. Le projet repose sur des compétences en écologie (par ex., méthodologies de la prédiction sur la base de données écologiques, implémentation en biologie de la conservation, dynamiques éco-évolutives), en philosophie des sciences (par ex.,  analyses des rapports entre explication, loi et prédiction, rôle des mathématiques dans la modélisation et le statut des modèles en écologie, théories de la spécificité épistémique de l’écologie et de son rapport avec l’évolution) et en philosophie politique et environnementale (par ex., rôle et légitimité de l’expertise dans la décision publique, démocratie épistémique, normes et valeurs implicitement véhiculées dans la recherche scientifique. Le projet est structuré en trois axes de travail reliés entre eux.

Le projet a aussi des objectifs plus structurels dans le cadre d’un dialogue entre écologie et philosophie qui reste insuffisamment exploré au regard des enjeux scientifiques et environnementaux. Il s’agit, d’une part, de former des chercheurs, en particulier les professionnels de demain (d’où la demande d’une allocation de recherche pour un doctorant) ; d’autre part, de structurer au sein du CNRS (avec ses partenaires institutionnels) une communauté de savoirs positionnée à l'interface entre écologie, expertise et action publique. Nous proposons de mettre en place une école thématique et des séries de réunions scientifiques dans nos environnements de travail (Montpellier et Paris) pour former et informer sur ces questions.


Trois axes de travail

 1) Prédiction, modélisation et théorie en écologie

Cet axe traitera un lot de questions épistémologiques que soulève la notion d’écologie prédictive relatives à l’articulation de la théorie, de la modélisation et de la prédiction : quelles dimensions de la prédiction (corroboration vs. anticipation ; voir ci-dessus) sont concernées dans chaque situation ?  Quelle écologie (populations, communautés, fonctionnelle…) induit quelle relation entre théorie et prédiction de chacune des deux dimensions ? Dans quelle mesure et situations la théorie doit-elle renvoyer au cadre théorique le plus systématique et complet que nous ayons en biologie, à savoir la théorie évolutive ?

On interrogera en particulier la thèse épistémologique de Levins (1966 ; voir Orzack 2012 pour une revue récente) sur la construction de modèles en écologie, qui propose que le modèle théorique doit effectuer un arbitrage entre les trois valeurs : précision (directement liée au pouvoir prédictif), réalisme et généralité. Par conséquent, la “vérité“ se situerait à l’intersection de différents modèles. On se demandera si le tournant technoscientifique dans la prise en charge de la biodiversité (Devictor 2018), en particulier grâce aux données massives et à la simulation (Poisot et al. 2017), dépasse la situation décrite par Levins, ou si celle-ci perdure. On examinera ensuite le rôle des valeurs non épistémiques (précaution, innovation, prix, santé publique, etc.) dans la construction même des modèles, en suivant l’idée avancée par Douglas (2009) que dès qu’une science conduit à des applications, alors des préférences implicites de valeurs non épistémiques affectent le choix de modèles.

Enfin, la tension entre l’idée d’équilibre, inhérente à la notion d’écosystème, et l’inévitabilité de dynamiques évolutives sera explorée, en mobilisant la théorisation de la contingence et de l’imprédictabilité en évolution (Ramsey et Pence 2018), ainsi que la notion de feedback éco-évolutif (Hendry 2016, Vellend 2016) qui insiste sur l’inséparabilité des changements évolutifs et écologiques. On explicitera les conséquences de cette inséparabilité sur la biologie de la conservation, en particulier sur la notion « d’état de référence » d’un écosystème. Les outils usuels de la philosophie des sciences - analyses conceptuelles, enquêtes généalogiques - seront utilisés de concert avec la discussion d’étapes de la modélisation et construction d’un scénario écologique précis avec des écologues du Cefe et des philosophes de l’IHPST.

2) Méthodologies et pratiques de la prédiction : analyses transversales   

Une partie de l’écologie s’est transformée en science « data-driven » (voir plus haut) qui fait l’économie d’hypothèses mécanistiques sous-jacentes au fonctionnement de la biodiversité et des écosystèmes. La biomédecine avec la médecine prédictive et personnalisée (Hood & Lovejoy 2014) voit apparaitre des programmes similaires, par exemple de détection de signes pathologiques sur la base de données microbiologiques massives ou, en génomique, de prédiction de traits phénotypiques sur la base de connaissances géniques étendues. On se pose des questions analogues en biologie évolutive. Dans tous les cas, la capacité de constituer, à partir des données massives, des réseaux de corrélations ou d’interactions, permet par l’exploration de ces réseaux de prédire la réponse à certaines interventions. En neurosciences, des réseaux de corrélations statistiques entre « voxels » (cubes minuscules générant une partition du cerveau) à l’état de repos présentent des propriétés topologiques qui prédisent - au sens où elles leur sont corrélées - des pathologies mentales (schizophrénie, autisme), alors même qu’on n’a aucune idée de la relation causale entre neurones et symptômes. Explorer les propriétés des réseaux d’interactions écologiques permet aussi de prédire certains comportements du réseau, alors que les mécanismes écologiques peuvent être inconnus (Poisot et al. 2017). Des analyses transversales permettraient alors de comprendre à la fois les généralités et les limites de la prédiction dans un contexte de réseaux massif de corrélations ou d’interactions, et de caractériser le propre de l’analyse écologique

Cet axe abordera la méthodologie de la prédiction écologique dans le contexte de la science dite data-driven, en menant une analyse comparative entre approches en écologie et en biomédecine pour évaluer si les spécificités de l’écologie (par ex., niveau d’intégration du vivant) conduisent à une pratique particulière de la prédiction, apportant un recul critique sur des avancées parfois essentiellement techniques. Pour la philosophie des sciences, cette analyse transversale renouvellera la question traditionnelle des rapports entre prédiction et explication, et permettra d’interroger la distinction entre sciences « hypothesis-driven » et « data-driven ». Le travail sera en particulier mené à partir de deux workshops durant lesquels des praticiens des différents démarches « data-driven » prédictives exposeront leurs perspectives et problèmes, ce qui permettra par l'analyse conceptuelle ultérieure, de construire un schéma des propriétés et limites de ce genre de prédictions et de spécifier le propre de l’écologie.

3) Prédiction écologique et action environnementale

Au-delà des possibilités nouvelles induites par les innovations en termes de collecte, de stockage et de traitement des données, l’engouement actuel pour l’écologie prédictive est en partie dû à une forte demande politique et sociale. En effet, la crise environnementale, tout particulièrement l’effondrement de la biodiversité et les changements climatiques, placent les sociétés face à des défis inédits (Kitcher 2011). Maladies émergentes, évènements climatiques extrêmes, pertes de services écosystémiques sont autant de problèmes qui impliquent non seulement une connaissance fine des dynamiques écologiques et évolutives en cause, mais également une certaine capacité d’anticipation, que ce soit pour prévenir des dommages ou pour mettre en œuvre des mesures d’évitement efficaces. Cependant, le traitement du doute, de l’incertitude ou de l’erreur est très différent selon que l’activité scientifique se cantonne à la production de connaissances ou qu’elle est mobilisée dans l’action publique.

Dans cet axe, nous étudierons la façon dont la prédiction en écologie est mobilisée dans l’expertise en se concentrant sur une expertise d’envergure internationale : le délivrable 3c des travaux de l’IPBES consacré aux « scénarios et modèles » (https://www.ipbes.net/deliverables/3c-scenarios-and-modelling). Il s’agira de relever les différentes formes de prédictions mobilisées dans ce rapport et d’analyser les types d’incertitudes qui les affectent. Nous tenterons ensuite de comprendre comment ces incertitudes scientifiques sont traduites ou communiquées pour informer l’action publique, notamment en comparant les rapports eux-mêmes aux résumés pour les décideurs qui sont produits pour chaque délivrable. Nous tirerons de cette analyse quelques pistes pour contribuer à une prise en charge de l’incertitude qui soit à la fois scientifiquement et socialement satisfaisante.

Mise en œuvre et méthodologies

Le projet requiert une collaboration entre écologues / évolutionnistes et philosophe du Cefe, et philosophes de la biologie et de l’évolution à l’IHPST. Ces deux UMR ont une histoire de collaboration en philosophie de l’écologie, via par exemple de multiples interventions dans les séminaires du Cefe ou de l’IHPST ; cela a débouché sur deux publications (Mouquet et al. 2015 ; Maris et al. 2018). Il existe donc un langage commun entre les chercheurs de ces deux laboratoires, vital dans le cas de travaux transdisciplinaires. Il s’appuie aussi sur des environnements scientifiques favorables, à Paris et à Montpellier dans les deux champs disciplinaires – par ex., plusieurs écologues / évolutionnistes montpelliérains ont un intérêt marqué pour la philosophie des sciences (par ex., Devictor 2018) et pourront être mobilisés.

Le projet est structuré en trois axes de travail (voir ci-dessus) qui seront pris en charge respectivement par P Jarne et P Huneman, P Huneman et P Jarne, et V Maris et P Huneman. Le doctorant qui sera recruté (voir section suivante) aura une action / participation transversale. Les porteurs d’axes et le doctorant mobiliseront des collègues et étudiants pour participer à chaque axe selon les directions précises prises au sein de chaque axe (workshops, école thématique, publications collectives…). Des doctorants en épistémologie de l’écologie (S Rousseau Mermans, N Patsor et O Delettre ; tous à l’IHPST) et en écologie (M Dubart, Cefe) sont concernés, en particulier par l’axe 1. L’axe 2 mobilisera des chercheurs de l'IHPST travaillant sur la génomique (F Merlin) et sur la médecine prédictive (D Olivier, doctorante). L’axe 3 requerra un étudiant de Master 2 pour analyser le délivrable 3c de l’IPBES (voir ci dessus)

Chaque axe fonctionnera sur des interactions continues entre les deux équipes via quatre réunions de travail avec les parties prenantes de chaque axe, organisées alternativement par les équipes du Cefe et de l’IHPST. Un workshop d’envergure nationale sera organisé par chaque axe soit à Paris, soit à Montpellier, avec le soutien des communautés locales (par ex., Labex Cemeb à Montpellier). Ils réuniront philosophes, biologistes, écologues et évolutionnistes, mais seront largement ouverts aux communautés de bio/éco-informatique. Chaque workshop permettra de dégager des lignes de recherche dans des cadres de discussions pertinents, et sera valorisé par une publication. Un workshop international (« écologie prédictive, théorie et décision ») aura lieu au début de la troisième année.

Chaque axe donnera lieu à des publications co-écrites dans des revues internationales d’écologie d’une part, et des revues de philosophie des sciences d’autre part. La pratique antérieure de collaborations (Mouquet et al. 2015, Maris et al. 2018) facilitera la rédaction. On envisagera un article de synthèse, en particulier pour les axes 1 et 3, ainsi qu’une monographie sur le travail du doctorant. Un numéro spécial de revue confrontant des pratiques et des méthodologies de la prédiction dans différents champs disciplinaires (écologie vs. biomédecine) sera visé dans l’axe 2.

Lors de la dernière année du projet et en s’appuyant sur l’expérience des workshops, une école thématique sera organisée dans la région montpelliéraine (les chercheurs impliqués ont une forte expérience dans ce domaine) permettant de forger un langage et des objectifs communs entre philosophes, évolutionnistes, écologistes et conservationnistes, visant en particulier les jeunes chercheurs.ses. A noter que le projet dialoguera avec des programmes de recherche en cours, en particulier l’ABR Epiq à l’IHPST (modélisation synchronique et diachronique des concepts scientifiques par des outils de fouille de données ; resp. Amann, Huneman, Chavalarias) et l’ANR Anthronat (gestion des aires protégées en contexte de changements globaux ; resp Maris) au Cefe.